mercredi 20 mars 2013

16 mars - Vent d'Ouest


     À une certaine époque, ils formaient le couple chéri. Elle avait 17 ans, lui en avait 20. Elle s’était démarquée rapidement avec son attitude très légère, certains auraient dit frivole. Sophia était une jeune fille très démonstrative. Il n’était pas rare qu’elle embrasse quiconque rendait sa journée joyeuse. Pour Philippe, ce genre de marque d’affection pour le moins étrange, mais ne pouvait s’empêcher d’être charmé par une telle joie de vivre.
     Après un certain temps, ce charme s’était changé en cauchemar pour Philippe qui ne sortait que de plus en plus rarement en ville avec elle. Les nuits passées séparément les avaient finalement transformés en personnes amères, entre eux. Malgré leur attraction mutuelle, Philippe mis fin à leur relation, après deux ans. Tentant d’essuyer la fermeture qu’affichait celui qu’elle aimait malgré tout, Sophia a profité de ce hiatus pour quitter le pays, sac au dos, avec un vague itinéraire de l’Europe écrit à la main.

     L’été dernier (ou s’agissait-il de l’automne? Il pleuvait à seaux, très certainement), j’avais invité des amis à faire du camping en Gaspésie, aux abords d’un chalet prêté par un oncle. Des répondants, deux étaient des copains de collège, dont Philippe. Nous avions bientôt tous 26 ans, et les bouteilles de scotch irlandais avaient remplacé depuis longtemps les canettes de Pabst, autrefois adulées pour nos portefeuilles d’étudiants cassés. Au cours de la semaine, quelques uns de mes répondants (surtout des collègues du bureau) commençaient à quitter le campus pour retrouver la vie de famille déjà établie, me laissant avec mes deux copains les soirs suivants. Donc, ce soir-là, installés au bord du fleuve, Simon avait alimenté le feu avec de l’essence à briquet, ce qui nous faisait bien rigoler à priori. Jusqu’à ce que je vois le visage de Philippe figer, de l’autre côté du feu. On commençait à entendre une petite voix haut perchée, au loin, suivi d’un grondement plus grave. Ayant les yeux d’abord fixés sur les flammes, il me fallu un temps pour décerner un corps bouger rapidement vers nous, coupant le reflet de la lune dans l’eau. D’un même regard, nous accueillîmes Sophia dans un silence respectueux.

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     Quelques mois à peine après sa disparition du globe, je reçu une lettre de sa part, avec une adresse à laquelle je pourrais toujours la rejoindre. Étrangement, les échanges allaient de bon train, et son départ de la vie de mon ami n’entacha d’aucune manière mes propos, pour ne pas dire carrément que je l’admirais pour son courage et sa vivacité. Au cours des dernières années, elle mettait beaucoup de temps à répondre, mais j’envoyais tout de même un petit mémo ici et là pour la garder informée de la petite vie de notre groupe, de plus en plus distant, que j’essayais de reformer, entre autres à l’aide de cette escapade dans l’Est. Loin de moi l’intention de l’inviter (saurait-elle seulement se rendre à temps, j’en doutais), mais sa présence me manquait quand même un peu.

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     Elle s’était mise à courir vers nous aussitôt que la barque accosta sur le sable de la berge. Arrivée à notre hauteur, elle sauta au-dessus du feu de joie et atterrit sur Philippe pour l’embrasser passionnément.
     -Salut vieux punk. Faisait longtemps que je t’avais pas vu la barbe.

     Tandis que ses bras (devenus plus fermes, avec l’expérience des voyages, sans doute) serraient encore son ancienne flamme, un corps continuait d’avancer dans la nuit noire. Elle nous expliqua qu’ils avaient eu une panne d’essence vers la fin du voyage Irlande-Québec, les obligeant à pagayer le reste du temps, pour finalement nous tomber dessus, par hasard.
     -Mais tu me connais, mon beau Phil. J’ai jamais vraiment cru au hasard. On était dus pour se voir… AHH! Chu contente de te revoir, man!

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David avait les cheveux auburn, frisés, le teint basané, avec la taille d’un sauveteur de plage. David gardait sa main immense sur la taille de Sophia, tous deux alors installés face à nous, derrière le mur de feu. Quand sa main à lui ne cherchait pas à tirer sur la ficelle de sa culotte à elle, il essayait de la faire rire en agrippant fermement son sein gauche, geste qui sembla atteindre son but, à notre étonnement général. Plus près de Philippe que de Simon ou moi, Sophia jetait constamment des regards toujours aussi pétillants, pleins de sourire, à son ex copain.

     -Tu sais, je t’ai jamais oublié, hein. Tsé, j’ai encore la bague que tu m’avais faite, avec les minéraux que tu collectionnais quand t’étais ti-cul… Riez pas, vous autres! C’était fucking cuuute!

     Elle lui prit la main, et au même moment, David tourna sa petite tête joyeuse avec sa gigantesque main de grizzly pour lui insérer sa large et humide langue dans la bouche. Ce à quoi elle répondit avec autant sinon plus de bave, suivis de quelques gémissements. « J’t’aime aussi, teddybeer ». À ce point, il m’était dorénavant impossible de ne pas étudier la réaction qu’aurait mon ami à la vue de ce spectacle, et ce que je vis m’étonna : il souriait.

     Il est vrai que Philippe n’avait jamais partagé ma tendance à la jalousie ou la vanité, mais d’une telle scène j’aurais au moins espéré (qu’on me pardonne ma malice) un signe d’insatisfaction, un quelconque malaise. Assister à une telle démonstration d’élégance et de classe sans autre réaction qu’un sourire m’intrigua davantage.

     Après qu’elle nous eut raconté une grande partie de ses voyages, elle s’est levée en s’appuyant sur son colosse, feignit de prendre le membre de Philippe, lui répétant une dernière fois « I miss you », puis retourna vers le vaisseau errant sur la côte, pour y baiser avec sa copie de Hasselhoff (des multiples cris poussés au loin pour le reste de la nuit). Le silence brûlait encore notre envie de retourner au bon vieux small talk, mais il fallait que je lui demande quand même, le pourquoi de son sourire. « C’est parce que tu t’rends compte à quel point est rendue cruche, c’est ça », j’essayais d’expliquer tout en voulant comprendre, riant à moitié. « Faut pas que tu te laisses bummé par son attitude… »
     Il émit un petit rire, court, mais sans que ce soit par l’impression d’être interrompu d’une quelconque manière. Sans malice. De sa poche, il sortit un petit couteau de poche et se mit à aiguiser une branche de bois.

     -J’ai souri, parce que je me suis rappelé la journée que je lui ai faite sa bague. Il s’arrêta à nouveau, son sourire s’épaissit. Y avait rien de spécial, mais je me rappelle juste que j’avais passé une bonne semaine, que j’étais à ma place, dans mon appart, avec ma blonde que j’aimais. Pis aussi qu’au moment où j’ai commencé à gosser sur la pierre, ya une toune d’Animal Collective qui a parti à ‘radio. C’est juste ça. Je me souviens juste d’une mémoire le fun, de quand c’était cool avec elle. C’est en masse. Pis, tsé, c’est correct, qui qu’a doit dater ou non. J’suis pas son pèèère, haha! À la limite, j’trouve ça cute.

     Sa bonne humeur devint contagieuse, mais je continuais d’être titillé par la présence de cet intrus qui se tapait vigoureusement ce qu’on pouvait en quelque sorte considérer comme notre sœur à tous les trois. Philippe a dû voir ma mine perplexe, m’envoya une autre bouteille au dessus des flammes. « Définissez votre propre bonheur, les gars. Pas celui des autres. »

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16 mars 2013
7517, L., a.4
Léjande.tumblr.com

mercredi 13 mars 2013

13 mars - L'année du dragon

Revisite d'un texte précédent, version 2013
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            Elle s’est assise sur le divan, et aussitôt le chat s’est blotti contre elle, tandis qu’il buvait son café devant les annonces du journal. Cherche mécanicien, min 1an exp; Cherche secrétaire, avec clientèle établie; Cherche homme bon à marier… Quelques gouttes font encore leur chemin sur la porte coulissante, se faire entendre au travers du silence perdu de l’appartement de Claude et Isobel. Que le soleil se soit couvert d’une nappe de nuages ne les dérange pas, ni la grisaille, ni les pas qui passent et qui reviennent du locataire d’en haut. Elle s’est fait une tasse de thé qu’elle sirote parcimonieusement, accompagnée d’un livre longtemps oublié dont elle avait décidé de reprendre la lecture dernièrement. Lorsque sa main ne cherche pas aveuglement sa tasse, elle passe et repasse sur le ventre du félin bientôt endormi. Mais Claude ne voit pas le temps passer, et oublie de partir pour le travail. De son côté de la table à manger, face à Isobel, il relève la tête, les doigts sur l’anse, absent. Après deux ans de vie commune, le regard partagé se fait de plus en plus rarement, comme des gouttes de pluie qui ne tombent jamais très loin l’une de l’autre, mais qui n’atterrissent jamais exactement au même endroit.

            Il fronce les sourcils, plus pensif que contrarié.
            -Would you marry me?

            Isobel sort progressivement de sa lecture. Son regard passe des lignes de texte au rebord supérieur du livre. Elle ne s’attendait pas à telle question, mais se dit qu’après tout, a-t-elle déjà donné l’impression qu’on devrait lui demander autrement que de manière simple, posée, lors d’une journée où le silence fait oublier d’aller au travail? Puis elle se renfrogne : aurait-elle dû être plus explicite et demander clairement une demande de fiançailles dans les règles de l’art, dans un restaurant chic, avec l’agenouillement classique? Mais, non. Elle sait qu’au fond, un tel geste ne démontrerait pas plus qu’un cliché mort et désuet, et qu’en réalité ce que Claude lui propose, ce n’est pas un spectacle de fumée, mais bien un acte réfléchi, sincère, avec autant de classe.
            -I think I would, yes.

            Elle tourne la tête vers lui. Ils échangent un bref moment, un sourire subtil. Peut-être ne s’agit-il qu’une simple question, une éventualité à préparer. Cela leur importe peu. Les deux retrouvent leur lecture, leur tasse. Claude ferme les yeux, la bouche semi ouverte. Il éternue. « Bless you », camouflée derrière son bouquin, moquant de ne pas vouloir être contaminée.
            Un voisin de pallier claque la porte. Claude sort de sa rêverie, constate l’heure tardive, se lève pour embrasser Isobel, puis quitte.
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LGND
13 mars 2013