samedi 8 mai 2010

Olaf / Prendre le train (samedi 8 mai)

"J'aimerais que tu lises ça. Je l'ai écrit pour toi."
Le type donne un paquet de feuilles maladroitement brochées à son amie Sophie. Elle dit qu'elle n'a pas le temps d'y voir sur le champ, mais qu'elle y jettera un coup d'œil entre deux travaux. Le type, Olaf, est anxieux et prévoit la situation: jamais elle ne le lira, elle ne veux pas être impliquée dans un autre de ses projets. Trop ambition, trop sérieux, mais surtout trop étrange. Olaf a la mine basse, mais fais semblant qu'il ne s'en soucie pas. En fait, dans un cas comme dans l'autre, cela ne change pas grand chose, car son visage étrange a toujours la même expression du crapaud vermillon solitaire. Il quitte la pièce en même temps qu'elle en espérant prendre la même direction. Or, ils sortent par deux portes qui mènent aux antipodes. Malgré la douleur qui l'accable (comme tous les jours, mais ce moment semble pire en quelque sorte), Olaf peut enfin laisser tomber son visage crispé par la douleur de l'effort causé par un simple et presque imperceptible sourire. La douleur d'être un enfant unique à problème, c'est celle qui le pousse jour après jour à se forcer davantage dans tous les domaines. "Je n'ai pas à me soucier d'une deuxième personne. Je n'ai pas à surveiller ma garde-robe. Je n'ai pas à me peigner tous les jours. Je suis hideux, mais je suis fort... à l'intérieur." À cette pensée, une brève angoisse habite Olaf.

Pour se changer les idées, il s'impose un changement dans son trajet du retour. Il se fait relativement tard, et décide d'en profiter. Un bon buck lui remontera le moral. Il se rend au bar le plus vide qu'il peut trouver et commande une bière qu'il n'a jamais essayé, faute d'avoir des couilles et de faire des choses inhabituelles. "À force de changer le train-train quotidien, il y a bien quelque chose de neuf qui va m'arriver", se dit-il. L'angoisse reprend: pourquoi changer si l'idée d'être un hipster le rebute? Il cale son premier verre, espérant ainsi noyer ses obscures réflexions. Avouons-le, Olaf est du type déprimant, et une simple bière pourrait sans aucun doute le rendre plus intéressant.

Trois pichets cachent le visage d'Olaf, le corps penché sur la table, la tête dans les nuages. Plus ou moins conscient de ce qui se passe dans le reste de la salle, il réussi à soulever sa carcasse de sa chaise. Il sait qu'il est maintenant trop tard pour prendre le transport en commun et que ses fonds bancaires sont bien encrés dans le rouge bien sanglant, trop pour pouvoir se permettre un taxi. Plus lucide que jamais, il urge le pas pour sortir du bar et se retrouver seul avec la rue désormais vide. Même les yeux vitreux et le cœur qui bat à tout rompre dans ses oreilles, ce coin est trop familial pour continuer sur la même voie. Une rue transversale, puis une autre, un long corridor, puis une ruelle, et enfin une avenue silencieuse et aux allures d'une banlieue européenne. La lune lui rappelle qu'il est au beau milieu de la nuit et pourtant, pour la première fois de sa courte vie, Olaf a le sentiment de renouveau. Bien sûr, il rejette d'abord la faute sur le houblon derrière sa cravate défaite. Mais rapidement, cette pensée est écartée pour laisser place à l'émerveillement.

L'odeur des pins, le souffle léger du vent, la rosée sous les pieds: tout semble étranger et pourtant très proche à lui. Comme une bribe de souvenirs d'enfance qui revient le temps d'une fraction de seconde et qui repart pour laisser à Olaf le plaisir d'apprécier le moment qu'il passe. En traversant le parc qui le mènera Dieu seul sait où, une réflexion lui vient en tête: "Prétendre que tout est mieux ainsi, et se satisfaire de quelques rêves, n'est-ce pas moins répréhensible que de se baigner dans l'eau et engager d'autres personnes dans un malheur possible?" En vivant ce petit instant de bonheur, ce saugrenu personnage commence à s'imaginer profiter de ce panorama en bonne compagnie, tout en pensant que s'il était réellement accompagné, il ruinerait probablement la soirée d'une personne. "Qui a vraiment envie de déambuler dans la nature à 3h du matin avec un soûlon?" Il repense à cette jeune fille, cette Sophie qui avait déjà bien assez donné en jouant dans une de ses pièces complètement ridicule. Elle aurait des pensées meurtrières si elle avait dû le suivre dans son parcours. "Qui plus est, je suis mythomane et hypocrite. Je ne peux faire endurer cette affreuse personnalité à une personne qui n'a rien demandé." Le calme revient à lui lorsque le premier rayon se fait sentir, se fait attendre tranquillement. En pointant le nez au large, les paupières closes, Olaf reconnaît une senteur de campagne, d'un sous-bois frais et serein.

Ce matin-là, Olaf a pris ce qui lui était donné: sa vie. Le temps d'une soirée et d'une nuit, il a pris chaque bouffée de nouveauté et en a fait quelque chose de splendide. Jamais il ne voudra oublier ce qu'il a compris, cette soirée-là, comme quoi les esprits sont souvent affaiblis par un moindre découragement banal et que ce n'est pas une pensée noire qui l'en sortira. Il comprend enfin que ce qu'il touche se transforme en or, que tous ont ce pouvoir, mais que certains l'utilisent à de mauvaises fins. Il est fort probable que, d'ici un mois, Olaf reprenne ses pensées lugubres, mais pour le moment, il n'est ni nécessaire de nier sa laideur ni de la diminuer par rapport à ses forces: tout est fabuleux, si seulement on accepte de le voir ainsi.

Sa marche nébuleuse l'a conduit à deux pas de la gare centrale. Bien que le métro est juste au-dessous, Olaf considère le train plus agréable. Ce matin-là, pour la première fois depuis des lustres, Olaf se sent en paix avec lui-même. Et comme si tout cela n'avait pas été suffisant, en ouvrant les yeux, il regarde la neige printanière se poser au sol encore vierge et vert. Ça y est, sa dernière pensée de l'aventure fait son arrivée: "Je ne dois plus jamais refaire tout ça. Toute la magie d'une vie dans un globe temporaire, éphémère." Il sort un cahier de dessin et débute un esquisse d'où sort un visage à travers la brume. Il sépare la page du reste du cahier, y pose les lèvres délicatement, la plie en quatre, ouvre la fenêtre, et laisse la feuille s'envoler. Le dessin continue son chemin jusqu'à la fenêtre d'un appartement non loin de la voie ferrée, et réussi à s'infiltrer à l'intérieur. Sophie se réveille en sursaut tandis que la feuille se pose sur son visage. Elle lit. "Merci. Adieu."

Dommage... Olaf espérait secrètement que la page serait perdue au sommet d'un arbre entre deux branches, ou mieux, déchiquetée par un réacteur d'avion. Là où nul ne chercherait sa journée de bonheur. Tu me surprendras toujours, sacré Olaf.

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Samedi 8 mai, minuit 49

1 commentaire:

  1. Étrangement, ce nom-là m'est resté en tête depuis un bon bout... mais j'osait jamais le mettre parce que ça sonnait un brin ridi-pouet. (c'est le nom d'un des frères de Snoopy, z'imaginez...) Mais là, ça fittait au perso, hideux comme un crapaud lumineux.

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