samedi 15 mai 2010

100e - Julie (28 juillet 2010)


Introduction aux lecteurs:

Plutôt que de reprendre là où je nous avais laissés (Julie était sur le point de partir en voyage), j’ai pris en compte le temps qui a passé depuis. Donc, nous sommes présentement (environ) 45 semaines plus tard.

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PATCHWORK #6: Julie

Musique utilisée : album Time Out, du Dave Brubeck Quartet; Like Someone in Love, de Björk; Hot Like Fire, XX; Sea of Love, et What Would The Community Think, de Cat Power; Stumbeline, de Smashing Pumpkins; After the Rain, de John Coltrane.

"C’est décidé, je retourne aux études. Il faut que je cesse de fuir ce qui est inévitable." C’est ce que se dit Julie, le derrière bien enfoncé dans son petit matelas d’appartement miteux, à plus de dix kilomètres de la plage grise. Ce qui devait d’abord être des vacances s’est avéré en année sabbatique, loin, très loin de son quartier lugubre et ennuyeux de banlieue de la rive sud. Elle repense à son ancienne vie et constate qu’une femme de 26 ans, simple employée d’un café restaurant et encore célibataire, ce n'est décidément pas ce qu'elle souhaite. Dans cet appartement où elle se dégrade de jour en jour depuis bientôt quatre mois, après un bon moment d'adaptation, Julie décide qu'il est temps de reprendre ses études et sa vie en main.

Son billet d'avion en poche, le cœur brisé de voir son rêve d'autrefois être réduit à néant, et une légère nausée d'anxiété, elle lève le voile sur son passé pas si lointain, consciente qu'en revenant chez elle, ses histoires du quotidien banal reviendront. Par chance, la musique qu'elle écoute lui fait passer le vol plus paisiblement. En survolant l'océan, une phrase lui revient en tête: "Don't ever tell anybody anything. If you do, you start missing everybody." La mine basse, les yeux clos, les oreilles bouchées par la pression, Julie veut retrouver cette phrase. Elle fouille dans son sac et sort son exemplaire du livre en question, sachant que cette phrase clos le livre. Quelque chose de raide bloque les pages. Tout juste derrière la quatrième de couverture se trouve une photo prise dans un photomaton. C'est elle et son amour d'été d'il y a dix ans... Le temps d'observer chaque détail du cliché, Julie a complètement oublié le livre. Elle a maintenant les yeux embrouillée: "j'étais tellement heureuse, à cette époque..." pense-t-elle. Les yeux clos à nouveau, la photo sur son cœur, elle dort jusqu'à l'arrivée.

La clé dans la serrure, la porte s'ouvre dans un subtile grincement. L'appartement est vide. Seulement une note sur le comptoir dans l'entrée.

"Je suis parti au travail. Fini vers 23h.

Tes lettres sont dans ta chambre. "

Elle dépose la note et se dirige vers sa chambre. Son bagage tombe de son épaule en cours de chemin, au milieu du petit salon. Elle regarde le nouvel emplacement des sofas, mais ce qui la frappe, c'est l'obscurité qu'a la pièce, dû aux nuages. La même obscurité que dans son petit salon, de l'autre côté de l'océan. Le même appartement vide et minuscule. Troublée par la vision, elle marche à reculons jusqu'à sa chambre où elle se laisse tomber sur son lit. Sous sa tête qui bourdonne crisse le papier de plusieurs enveloppes. Elle se tourne et remarque l'amas de lettres qui l'attendait depuis son départ. Trop déprimée par la quantité et par son retour solitaire, Julie pousse les lettres au bout de son lit pour les faire tomber et enfin dormir convenablement.

Une voix masculine la tire de son sommeil. "Julie… Julie, réveille-toi, yé passé 11h. " Les yeux collés, elle tend ses bras pour trouver le visage de son colocataire. Elle sourit en tapant légèrement sur les joues de ce dernier. "Quand t’auras fini de faire la grasse matinée, tu rappelleras ta mère. Je sais pas si tu voulais qu’elle sache ton retour, mais là c’est fait. Aweille, debout! " Julie le traite de con, se retourne et tente de revenir à son rêve, mais elle finit par ouvrir les yeux après quelques secondes. Les lettres sont toujours au pied de son lit. Elle prend celle qui est à portée de sa main et regarde l’adresse du destinateur. C’est la même pour trois autres lettres à peine plus loin : l’adresse de son père. La raison de son départ. Elle s’étire pour rejoindre les autres enveloppes afin de les lire en ordre.

"14 août 2009

Chère Julie, cela fait bientôt un mois que j’ai tenté ma première prise de contact avec toi depuis la séparation. Peut-être ai-je été trop optimiste d’attendre une réponse illico. Seulement j’aurais souhaité avoir ne serait-ce qu’un mot. J’ai demandé à ta mère si tu avais bien reçu la carte postale. Elle dit que oui, mais n’ose pas plus donner de détails, ce qui est plutôt embêtant.

Je sais que tu as dû souffrir de mon absence. Je voudrais que tu saches que c'est réciproque. C'est la peur de m'installer qui m'a fait fuir. Ce n'est pas très mature de ma part, j'en suis bien conscient, mais je pense que toi aussi tu as cette pulsion de liberté. Peut-être auras-tu, toi aussi, envie de partir au loin en tentant de vivre ta vie à fond. Et c'est ce que je te souhaite.

Je te laisse sur cette note en espérant avoir de tes nouvelles bientôt. Et, s'il te plaît, si tu as été assez généreuse pour lire cette lettre, ou du moins, cette ligne, je t'en prie: ne déchire pas la lettre... Merci "

En lisant cette dernière phrase, Julie sent une vague intérieure la rebrousser. Tout ce qu'elle souhaite faire, c'est l'inverse de ce que son père lui demande. Mais cette pensée frappe au même moment que sa pulsion de curiosité. Elle se penche à nouveau et remonte avec toutes les lettres. Elle trie celle qui ne concerne que ses cartes de crédit et autres burocraties semblables. Il ne reste alors que les trois lettres de son père. Elle prend la plus pesante du groupe.

"20 septembre 2009

Je sais que tu es loin, très loin. Je ne dirai pas qui a laissé échapper l'information, mais seulement que je suis heureux de te savoir en vacances. Et je ne parle pas de vacances du travail ou d'école, mais plutôt, comment dire... de la vie. Dans ma dernière lettre, j'avais parlé de pulsion de liberté. J'ignore si, au moment de ton retour, tu auras toujours cette impression, mais ce sentiment de se laisser aller, loin du vacarme de la ville, des voisins ennuyeux et moralisateurs, et ainsi de suite...

Il faut que je te dise pourquoi je suis parti.

Lorsque j'ai connu ta mère, nous étions le parfait petit couple. Drôles, mignons, bagarreurs par moments, amoureux tout le temps. Puis, après cinq ans, nous nous sommes mariés, pour nos parents, mais aussi parce qu'on avait chacun notre idéal sur l'idée du mariage. Nul besoin de dire que nous avions deux visions différentes de la chose, mais pour ne pas blesser l'autre, on faisait comme si nos visions étaient communes. La seule chose qui nous unissait réellement, c'était le désir de t'avoir parmi nous. Avec les années, le couple drôle et mignon n'avait plus en commun que le désir d'avoir un enfant. Alors tu es née, et tu étais la chose la plus merveilleuse à être entrée dans ma vie. Ta mère ne faisait déjà plus partie de mon univers. C'était toi et toi uniquement. Je te prenais constamment dans mes bras, je te berçais, te lisais des histoires. Évidemment, elle m'a reproché à plusieurs reprises de la négliger et de trop prendre soin de toi. J'ai commencé à comploter contre elle; je voulais d'abord divorcer et partir loin avec toi. Je voulais t'empêcher de vivre avec une folle comme elle, te donner une éducation morale et élevée en action physique et mentale. Je me sentais comme un super-héros de banlieue qui sauve son enfant d'une vie à entendre sa mère parler de grossièretés et de sujets d'adultes, libertins et vulgaires. Je voulais t'éviter sa frivolité qui me faisait honte, t'éviter son attitude de "même si elle n'a que cinq ans, parlons-lui de sexe et de drogue". Et je ne voyais plus que cela en elle. Tu avais six ou sept ans quand je me suis enfin prononcé sur le sujet avec ta mère. Depuis toutes ces années, je planifiais ce moment... Nous avons parlé et parlé. Ça a duré toute la nuit.

Ta mère n'avait pas l'intention de traiter avec toi des sujets dont j'avais peur, par respect pour moi. Je comprenais alors qu'elle était plus sensible que ce que je croyais, qu'elle se débrouillerait bien. Qu'elle t'éduquerait bien, même mieux que moi, le père stressé, nerveux, anxieux, et qui ne cesse de se faire des scénarios du pire. Je n'ai pas la notion de la réalité... Alors un matin, je suis parti. Loin, très loin. Comme toi. Pas un jour ne s'est passé sans que je pense à toi, ma Julie adorée. J'ai été en Californie, en Italie, au Madagascar... Tout et partout, je cherchais le soleil des paysages neufs. Mais tout et partout, il faisait gris sans toi. Cependant, lorsqu'il me venait à l'esprit d'essayer de te revoir, je me souvenais que le plus loin j'étais de toi, le moins je pouvais te faire du mal.

Je ne te mentirai pas. J'ai connu des femmes, et souvent ce n'était que pour libérer mon esprit de tous mes tourments et mes souvenirs et me laisser mourir un peu en elle. Oublier mes soucis et faire la fête. J'ai même réussi à t'oublier et penser que c'était pour le mieux. Je suis sorti près de quatre ans avec une femme respectable. Nous devions nous marier et fondre une compagnie ensemble. Finalement, elle est partie avec un type plus riche que moi... Je ne me plains pas, j'ai eu ce que je méritais.

Ce que j'essaie de t'expliquer c'est que je ne cherche ni la pitié, ni l'amour éternel ou quoique ce soit de très intense. Tout ce que je souhaite pour l'instant, c'est de te revoir. Pour savoir que tu as réussi à devenir la femme épanouie que je voyais dans mes rêves, il y a plus de quinze, vingt ans...

Je sais que tu es partie et donc, je n'attends pas de réponse immédiate. Seulement, lorsque tu seras revenue, j'aimerais que tu me laisses un signe de vie quelconque. Merci de m'avoir lu.

Jacques"

Le cœur lourd, la tête qui tourbillonne, Julie remet la longue lettre manuscrite dans son enveloppe en regardant les autres. Je les lirai plus tard, se dit-elle. La première chose qui lui vient à l'esprit, c'est d'appeler sa copine. Elle pousse son bagage toujours rempli pour passer par la porte, aller dans la cuisine et prendre le téléphone. Le combiné dans la main, le regard dans le vide, elle est prise d'un malaise, s'accote contre le comptoir, dépose le téléphone et met sa main libre sur son front. Elle se sert un verre d'eau à l'aveuglette et le boit d'un coup. Cette fois, elle ne sait plus quoi penser, à propos de son père. Le souvenir revient du vieux monsieur qui lui a parlé, dans un café avant son départ. Et si c'était vraiment lui, son père? Non, impossible. Il aurait écrit à propos de leur rencontre. Son malaise surmonté, elle reprend le combiné et compose le numéro de Catherine.

-Cath? C'est Julie. Écoute, je te parlerai pas longtemps; j'veux juste savoir si t'es disponible pour prendre un café.

-Hey! Ça fait longtemps! Tu viens de rev'nir?

-Alors, t'es dispo?

-Euh, oui oui... Qu'est-ce qu'y a? T'as l'air toute énervée...

-Vers 14h, j'vais être sur Maisonneuve. Tu me rejoindras au bistro. Chow.

Julie a ses lunettes fumées sur les yeux et boit son café rapidement. Catherine la surveille, soucieuse. Mis à part les mots d'accueil au début de leur retrouvaille, les deux n'ont pratiquement rien dit depuis dix minutes.

-C'est quand même pas ton coloc qui t'a tappé dessus? demande Catherine.

-Hein? Mais de quoi tu parles? Julie réplique automatiquement.

-...T'as des lunettes fumées, tu parles peu, tu bouges frénétiquement... Ya définitivement quelque chose de pas correct qui s'est passé.

-Oh je t'avais dit que j'avais un grand appart, en République? Ben grand... Faut dire que le fait qu'il soit vide donnait l'impression d'espace, ha ha.

-Je pensais que t'étais parti en Espagne...

Julie s'arrête de boire un instant, se reprend, et finit sa tasse. Catherine la fixe, mais tente d'oublier et de poser les questions qui la rongent.

-As-tu connu des gars? T'as dû faire le party, aller à la plage, la bouffe exotique... Dis-moi pas que t'es enceinte!

-Cath! Ta yeule, deux secondes, j'essaie de réfléchir... Non j'suis pas enceinte, voyons. T'es niaiseuse.

-Ben là, tu fais la gueule depuis tantôt, ça pourrait être n'importe quoi. J'essaie de te soutirer des informations, tu vois bien. Aweille... come on... Aweille!

-Ok c'est beau! Panique pas. C'est la lettre de mon père que j'ai lue... Quand j'suis partie, c'était pas pour le fuir lui, mais disons qu'y faisait partie du portrait. J'en avais marre de ma job pis du vacarme de la ville... des voisins ennuyeux et moralisateurs.

Elle se rappelle les mots de son père et s'arrête, incapable d'en dire davantage sur le coup. Ne sachant plus quoi faire, elle retire ses lunettes et se couvre les yeux avec ses mains. Catherine la regarde, confuse, puis tend ses mains et prend celles de son amie. "S'il y a quelque chose qui s'est passé, il faut que tu me le dise."

-Au début, j'angoissais, c'est sûr, mais la première semaine, le premier mois, c'était vraiment, vraiment bien. Oui, j'ai vu des beaux gars pis faite le party... Mais après, j'ai comme senti un vide. Sur le coup, j'ai mis ça sur le mal du pays, mes amies qui me manquaient. Ça fait que j'ai encore plus fêté, et bu... sans le plaisir de fêter ou de boire. Honnêtement, ya une grande partie dont j'me souviens pas très bien. Peut-être que j'me suis fait baisée, j'pourrais même pas te le dire. J'avais pu de vie. J'me suis installé dans l'appart d'un gars trop pété à la journée longue. Le proprio l'a foutu dehors pendant que j'étais sorti je sais pu trop où. J'ai gardé la clé, pis l'appart. Sans que l'autre le sache... Et là, toutes mes journées, j'les passais écrasée sur le sofa, à rien foutre. Pis c'est là que j'ai pensé que tout le poids que j'avais ici était pas parti pantoute.

Elle fait une longue pause, les yeux dans le vide. Catherine regarde sa copine, puis la table, et attend un signe pour parler. Julie soupire.

-Tu veux faire quoi? demande Catherine.

-J'va demander une bourse... Peut-être entrer en commerce, pis...

-Non j'veux dire, là, maintenant. Tu veux qu'on marche?

-...Ouais, ok...

Les filles font tout Maisonneuve pour se retrouver à la Place-des-Arts, où elles s'assoient dans les marches de la place publique. Julie finit par avouer qu'elle ne veut plus parler d'elle, pour l'instant, que ses problèmes peuvent attendre à plus tard.

-T'es encore avec Marc, ou...?

-Oublies ça, ok? Ce gars-là a jamais rien fait pour moi, pis anyway on fittait pas ensemble.

-Oh... désolée. Mais tu lui parle encore? Yétait quand même fin...

-Fin comme dans fini, ouais. Non, mais ouais, j'lui parle, à l'occasion. Faut dire que sa mère est constamment sur son dos aussi, ça aide pas à son caractère de cochon. Là yé rendu qu'il veut faire une exposition...

-De ...? Julie commence à perdre le fil de la conversation

-Ses dessins. Ya du talent, mais bon, il s'en vante un peu trop.

-...t'as raison, y vente pas mal... On rentre?

-Julie, t'es sûre que ça va?

-J'vais rentrer, okay. Merci d'avoir été là. Salut.

Catherine la retient, la prend dans ses bras, l'embrasse sur la joue, et libère enfin son amie qui part d'un pas monotone.


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JD

Mercredi 28 juillet 2010, 16h49

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