jeudi 10 novembre 2011

10 nov - Les ricanneuses

Félicia porte des bottes de pluie, jaune. Elle cadre trop bien dans son rôle de gamine, new in town. Et pourtant, c’est elle qui m’assigne les tâches, m’aide à finaliser le boulot quand il fait sombre, et m’accompagne de sa maison à la job. Avec ses petites bottes jaune fluo d’enfant sucrée. « T’es sérieuse? » « Ben quoi, y pleut. » Même le parapluie qui match, comme celui dans How I Met Your Mother. « J’vais te couvrir, aies pas peur. » Ça va, j’ai mon parka (pour ne pas que tu me vois rougir). Elle passe ses doigts fins d’ouest en est à travers les poils de mon capuchon, « Ça te pognait dans les yeux, on dirait. À moins que c’était des clins d’œil pas trop subtile, Jeaaaaan-re ». Jeanre? Ah, genre! Focus un peu, p’tit cerveau. Suis la demoiselle, arrête de regarder ses lèvres, marche, gauche droite, gauche droite. Ne parles plus, au cas où tu sortirais une autre imbécilité, parce que la prochaine fois, tu vas te ramasser une cla… « Ça fait longtemps que tu travailles à Gab Roy? » « Chu rentrée en septembre, après avoir eu mon horaire, là. Pourquoi? J’fais jeune pour te donner des ordres? » Encore une autre que je n’arrive pas à sizer. Elle rit de moi, ou elle pose une question sérieuse? Oh god, sa main sentait le gâteau des anges de ma tante. J’ai tu répondu à sa question?? « Nenon, ça va. C’est que ça faisait un bout que j’étais pas venu dans le bout. Depuis quelques temps, j’préfère la Banq, mais c’était juste une question de… » « Pauv’ ti poux, yé tout gelé, y bégaie! Passe avant moi. Non, passe pas sur le gazon! Les chaussures… » Contrôlante, mais douce et aimante. Comme une mère. On prend les marches, puis fais à ma tête, lui ouvrant la porte devant moi, mais elle m’accroche la manche et me fait entrer en premier.

La matante matrone de Mathilde nous attend. « Félice, t’as-tu envoyé les formulaires pour le mois prochain? Dépêche-toi, tu prendras le bureau quand Éric va partir. T’as deux minutes. » Elle me lance un sourire désolé et quelques doigts qui pianotent l’air. Et je flotte vers la cabine. Pour une seconde. « Où s’tu vas? » « Finir les réparations (c’t’affaire). » « Je l’ai finit à matin. Ça t’aurait pris trop de temps. Arrête de flâner pis vas ranger ceux-là. » Près des fenêtres, deux filles me regardent du coin de l’œil, en textant leur douche adoré plein de muscles. « Jean. Ta chemise. Aweille : dans le pantalon! » Elles se forcent pour ne pas pouffer de rire. P’tites crisses. C’est censé être moi, l’Alpha, dans cette marée de hipsters. On dirait plutôt que je suis une canne d’Alphaghetti, mou et sans saveur, condamné au recyclage après premier usage…

On ne voit rien dehors, avec tous les néons bleu vert jaune qui remplissent les vitres. J’aurais peut-être dû me proposer à Montmorency. Pour être moins tassé qu’ici. Une petite fille cherche son papa entre les B-C et les D-E. Au lieu de relire la page 141 d’American Psycho pour y voir le plomb de ma mine, je lui propose de l’accompagner pour le retrouver. Elle sautille, avec des bottes jaunes. « Qu’est-ce tu fais? Ta ronde! Go! Y t’en reste plein. » Pour la petite, un tata de bonne chance, pour la gribiche, un roulement des yeux, le dos arqué sur le chariot.

17h. « As-tu faim? On pourrait aller au Milano à côté… » « Désolé, j’ai pas le temps… Je sais, je sais… Je prends ma pause pour finir ça. Peut-être que tu devrais faire pareil, tsé. » Son visage désolé avec un petit sourire. Sauter par-dessus le bureau et coller mes lèvres gercées contre les siennes, pulpeuses. Okay, fine, je vais trouver quelqu’un d’autre pour partager une soupe café. « Pourquoi t’as pas accepté mon amitié? Tu m’aimes pas?

-Hein?

-Sur Facebook, grand tata.

-Ah, ça! …Je mélange pas travail et vie privée. Rien de personnel. Mais j’vais y penser! (Y’aura toujours moyen de bloquer mes publications, au pire.)

-…Tu la trouves de ton goût, Claudia, hein? Invites-la don’.

-Pfff, es-tu folle, elle a 26 ans, pis tsé, en tout cas… » C’est pas parce qu’elle est chaude comme un geyser que je la trouves… que je vais m’essayer… Et puis, elle est trop âgée pour… « J’voulais juste t’aider à la cruiser. C’est pas grave. » C’est toi que je veux… « Tu fermeras la porte en sortant, d’accord? Bon souper, les amoureux! » Crisse de folle, d’enfant, de terrible analyste, de t’as-rien-compris, mais je t’adore. Les épaules serrées, je traîne le petit chariot vide en arrière du comptoir. Sans un regard, Claudia le remplit. « J’ai switché mon heure de lunch avec le tien. Salut. »

Dehors, s’il pleut encore, j’aurais envie d’avoir des bottes jaunes et de sauter dans les flaques et gueuler « FLAQUES YOU ALL ». Au lieu de ça, je passe à côté des deux filles et un gars qui leur chuchote des trucs drôle à travers de son parfum Axe. Celle avec une tresse bandante va répondre « Ya mieux; tantôt ce gars-là s’est fait dire de rentrer ses pantalons... ah non sa chemise dans le pantalon! Oh my god, tsé, loser de même. » Rester tranquille, travailler le poker face. Je me rends au fond, récupère une feuille dans un bac à recyclage presque vide, déchire des petits morceaux, et commence à écrire. Dans Eco, je mettrai « On voudrait toujours compenser le manque de beauté avec l’intelligence »; dans Zweig, j’insérerai « La vie, c’est que c’est injuste. J’ai connu des filles belles, intelligentes et cools, comme j’ai connu des moches, pas intelligentes et pas cools »; dans Werber, « Faut-il mourir pour voir Dieu? »; dans Thompson, « We live we die and death not ends it ». Pour chaque livre, une phrase. Ça me prendra un bon bout de temps, mais je m’y accroche.

En plaçant Todorov, j’aperçois Félicia rire en entrant par la porte principale, retirant son écharpe en laine rouge, suivie par Claudia, toute aussi hilare. « Merci encore pour le souper, Clau! »

Bon. Où ça va, c’t’osti de CD-ROM là…

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