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Dès le premier pas posé dans l’appartement, les souvenirs reviennent. Les murs n’ont pas changé : il y a toujours ces cicatrices laissées par mon frère et sa copine, les traces de poings dans la charpente. La peinture est la même, bourgogne et beige, délavée par le temps et les excès de rage du couple. Le plancher craque sous mes pas, le bois à moitié moisi, comme auparavant. L’entrée qui donne directement sur la cuisine conserve cette odeur nauséabonde laissée par les dizaines d’animaux qui restaient ici, les plats de thon qui pourrissent dans l’évier ou dans les gamelles. Lorsque je commence à m’habituer à l’odeur, je passe par le salon, où se trouve ce vieux fauteuil antique griffé par le chien, pour m’installer sur le balcon du troisième étage. Je me retourne pour étudier en détail ce qu’il reste du refuge. Outre le fauteuil, un meuble pour la télévision comble le vide du salon. La vitre du meuble est brisée, et je ne sais pas si je devrais la changer. Plus loin, dans la cuisine, je vois qu’une tasse à café est restée sur la table, celle que mon frère a volée à la pizzeria du coin. Je décide de revenir à l’intérieur pour vérifier si la tasse contient encore une quelconque substance. Le fait qu’elle soit vide me rassure l’instant d’une seconde. L’appartement est encore meublé et pourtant, tout est vide. Dans la chambre, les rideaux sont tirés, le lit, défoncé, et le bureau d’ordinateur est tout aussi amoché. C’est comme si plus aucune vis ne tient en place dans ce taudis hanté par les fantômes d’un couple sur le déclin. Assis sur le lit penchant, je remarque que la porte du garde-robe est éventrée et, aussitôt, je revois mon frère, son katana tenu à deux mains au-dessus de sa tête, visant l’amant de sa copine. Décidément, même après ces cinq années d’inhabitation, le propriétaire n’est toujours pas résolu à changer la défragmentation du lieu. En me levant, je détourne enfin la tête du triste dégât. Les mains dans les poches, j’avance à pas feutrés à travers la cuisine et inspecte l’état des électroménagers; la crasse s’accumule à vue d’œil et, malgré tout, rien ne semble aussi misérable que dans mon souvenir. Les fondations sont bonnes à jeter, mais je n’arrive pas à m’y résoudre. Les armoires, les tiroirs et les étagères vides me donnent l’impression que tout ceci possède un vécu, mais aucune mémoire. Seul à ressasser les éléments du passé, je passe un doigt sur la surface d’un comptoir et j’y vois la triste réalité : tout est éphémère. Sur le frigo repose une note sur laquelle est écrit : « Je t’aime, n’amour! On se voit ce soir. » Comme je n’arrive pas à savoir s’il s’agit de lui ou d’elle, j’enlève la note et la dépose dans la poubelle. C’est le premier pas vers une nouvelle ère, celle où les fantômes de la rancune et du désespoir ne laisseront aucune trace aussi visible sur les murs. Les empreintes de mains ensanglantées sur le mur beige que j’ai peint autrefois, je compte les recouvrir de teintes bleutées, afin d’y voir clair pour la première fois depuis leur rupture. Ce lieu doit retrouver sa nature : un refuge pour ceux qui ont peur du malheur.
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Jean Derome, lundi 13 septembre 2010, 23h
Dès le premier pas posé dans l’appartement, les souvenirs reviennent. Les murs n’ont pas changé : il y a toujours ces cicatrices laissées par mon frère et sa copine, les traces de poings dans la charpente. La peinture est la même, bourgogne et beige, délavée par le temps et les excès de rage du couple. Le plancher craque sous mes pas, le bois à moitié moisi, comme auparavant. L’entrée qui donne directement sur la cuisine conserve cette odeur nauséabonde laissée par les dizaines d’animaux qui restaient ici, les plats de thon qui pourrissent dans l’évier ou dans les gamelles. Lorsque je commence à m’habituer à l’odeur, je passe par le salon, où se trouve ce vieux fauteuil antique griffé par le chien, pour m’installer sur le balcon du troisième étage. Je me retourne pour étudier en détail ce qu’il reste du refuge. Outre le fauteuil, un meuble pour la télévision comble le vide du salon. La vitre du meuble est brisée, et je ne sais pas si je devrais la changer. Plus loin, dans la cuisine, je vois qu’une tasse à café est restée sur la table, celle que mon frère a volée à la pizzeria du coin. Je décide de revenir à l’intérieur pour vérifier si la tasse contient encore une quelconque substance. Le fait qu’elle soit vide me rassure l’instant d’une seconde. L’appartement est encore meublé et pourtant, tout est vide. Dans la chambre, les rideaux sont tirés, le lit, défoncé, et le bureau d’ordinateur est tout aussi amoché. C’est comme si plus aucune vis ne tient en place dans ce taudis hanté par les fantômes d’un couple sur le déclin. Assis sur le lit penchant, je remarque que la porte du garde-robe est éventrée et, aussitôt, je revois mon frère, son katana tenu à deux mains au-dessus de sa tête, visant l’amant de sa copine. Décidément, même après ces cinq années d’inhabitation, le propriétaire n’est toujours pas résolu à changer la défragmentation du lieu. En me levant, je détourne enfin la tête du triste dégât. Les mains dans les poches, j’avance à pas feutrés à travers la cuisine et inspecte l’état des électroménagers; la crasse s’accumule à vue d’œil et, malgré tout, rien ne semble aussi misérable que dans mon souvenir. Les fondations sont bonnes à jeter, mais je n’arrive pas à m’y résoudre. Les armoires, les tiroirs et les étagères vides me donnent l’impression que tout ceci possède un vécu, mais aucune mémoire. Seul à ressasser les éléments du passé, je passe un doigt sur la surface d’un comptoir et j’y vois la triste réalité : tout est éphémère. Sur le frigo repose une note sur laquelle est écrit : « Je t’aime, n’amour! On se voit ce soir. » Comme je n’arrive pas à savoir s’il s’agit de lui ou d’elle, j’enlève la note et la dépose dans la poubelle. C’est le premier pas vers une nouvelle ère, celle où les fantômes de la rancune et du désespoir ne laisseront aucune trace aussi visible sur les murs. Les empreintes de mains ensanglantées sur le mur beige que j’ai peint autrefois, je compte les recouvrir de teintes bleutées, afin d’y voir clair pour la première fois depuis leur rupture. Ce lieu doit retrouver sa nature : un refuge pour ceux qui ont peur du malheur.
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Jean Derome, lundi 13 septembre 2010, 23h
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