À une certaine époque, ils
formaient le couple chéri. Elle avait 17 ans, lui en avait 20. Elle s’était
démarquée rapidement avec son attitude très légère, certains auraient dit
frivole. Sophia était une jeune fille très démonstrative. Il n’était pas rare
qu’elle embrasse quiconque rendait sa journée joyeuse. Pour Philippe, ce genre
de marque d’affection pour le moins étrange, mais ne pouvait s’empêcher d’être
charmé par une telle joie de vivre.
Après
un certain temps, ce charme s’était changé en cauchemar pour Philippe qui ne
sortait que de plus en plus rarement en ville avec elle. Les nuits passées
séparément les avaient finalement transformés en personnes amères, entre eux.
Malgré leur attraction mutuelle, Philippe mis fin à leur relation, après deux
ans. Tentant d’essuyer la fermeture qu’affichait celui qu’elle aimait malgré
tout, Sophia a profité de ce hiatus pour quitter le pays, sac au dos, avec un
vague itinéraire de l’Europe écrit à la main.
L’été
dernier (ou s’agissait-il de l’automne? Il pleuvait à seaux, très certainement),
j’avais invité des amis à faire du camping en Gaspésie, aux abords d’un chalet
prêté par un oncle. Des répondants, deux étaient des copains de collège, dont
Philippe. Nous avions bientôt tous 26 ans, et les bouteilles de scotch
irlandais avaient remplacé depuis longtemps les canettes de Pabst, autrefois
adulées pour nos portefeuilles d’étudiants cassés. Au cours de la semaine,
quelques uns de mes répondants (surtout des collègues du bureau) commençaient à
quitter le campus pour retrouver la vie de famille déjà établie, me laissant
avec mes deux copains les soirs suivants. Donc, ce soir-là, installés au bord
du fleuve, Simon avait alimenté le feu avec de l’essence à briquet, ce qui nous
faisait bien rigoler à priori. Jusqu’à ce que je vois le visage de Philippe
figer, de l’autre côté du feu. On commençait à entendre une petite voix haut
perchée, au loin, suivi d’un grondement plus grave. Ayant les yeux d’abord
fixés sur les flammes, il me fallu un temps pour décerner un corps bouger
rapidement vers nous, coupant le reflet de la lune dans l’eau. D’un même
regard, nous accueillîmes Sophia dans un silence respectueux.
--
Quelques
mois à peine après sa disparition du globe, je reçu une lettre de sa part, avec
une adresse à laquelle je pourrais toujours la rejoindre. Étrangement, les
échanges allaient de bon train, et son départ de la vie de mon ami n’entacha
d’aucune manière mes propos, pour ne pas dire carrément que je l’admirais pour
son courage et sa vivacité. Au cours des dernières années, elle mettait
beaucoup de temps à répondre, mais j’envoyais tout de même un petit mémo ici et
là pour la garder informée de la petite vie de notre groupe, de plus en plus
distant, que j’essayais de reformer, entre autres à l’aide de cette escapade
dans l’Est. Loin de moi l’intention de l’inviter (saurait-elle seulement se
rendre à temps, j’en doutais), mais sa présence me manquait quand même un peu.
--
Elle
s’était mise à courir vers nous aussitôt que la barque accosta sur le sable de
la berge. Arrivée à notre hauteur, elle sauta au-dessus du feu de joie et
atterrit sur Philippe pour l’embrasser passionnément.
-Salut
vieux punk. Faisait longtemps que je t’avais pas vu la barbe.
Tandis
que ses bras (devenus plus fermes, avec l’expérience des voyages, sans doute)
serraient encore son ancienne flamme, un corps continuait d’avancer dans la
nuit noire. Elle nous expliqua qu’ils avaient eu une panne d’essence vers la
fin du voyage Irlande-Québec, les obligeant à pagayer le reste du temps, pour
finalement nous tomber dessus, par hasard.
-Mais
tu me connais, mon beau Phil. J’ai jamais vraiment cru au hasard. On était dus
pour se voir… AHH! Chu contente de te
revoir, man!
--
David avait les cheveux auburn,
frisés, le teint basané, avec la taille d’un sauveteur de plage. David gardait
sa main immense sur la taille de Sophia, tous deux alors installés face à nous,
derrière le mur de feu. Quand sa main à lui ne cherchait pas à tirer sur la
ficelle de sa culotte à elle, il essayait de la faire rire en agrippant
fermement son sein gauche, geste qui sembla atteindre son but, à notre
étonnement général. Plus près de Philippe que de Simon ou moi, Sophia jetait
constamment des regards toujours aussi pétillants, pleins de sourire, à son ex
copain.
-Tu
sais, je t’ai jamais oublié, hein. Tsé, j’ai encore la bague que tu m’avais
faite, avec les minéraux que tu collectionnais quand t’étais ti-cul… Riez pas,
vous autres! C’était fucking cuuute!
Elle
lui prit la main, et au même moment, David tourna sa petite tête joyeuse avec
sa gigantesque main de grizzly pour lui insérer sa large et humide langue dans
la bouche. Ce à quoi elle répondit avec autant sinon plus de bave, suivis de
quelques gémissements. « J’t’aime aussi, teddybeer ». À ce point, il
m’était dorénavant impossible de ne pas étudier la réaction qu’aurait mon ami à
la vue de ce spectacle, et ce que je vis m’étonna : il souriait.
Il
est vrai que Philippe n’avait jamais partagé ma tendance à la jalousie ou la
vanité, mais d’une telle scène j’aurais au moins espéré (qu’on me pardonne ma
malice) un signe d’insatisfaction, un quelconque malaise. Assister à une telle
démonstration d’élégance et de classe sans autre réaction qu’un sourire
m’intrigua davantage.
Après
qu’elle nous eut raconté une grande partie de ses voyages, elle s’est levée en
s’appuyant sur son colosse, feignit de prendre le membre de Philippe, lui
répétant une dernière fois « I miss you », puis retourna vers le
vaisseau errant sur la côte, pour y baiser avec sa copie de Hasselhoff (des
multiples cris poussés au loin pour le reste de la nuit). Le silence brûlait
encore notre envie de retourner au bon vieux small talk, mais il fallait que je
lui demande quand même, le pourquoi de son sourire. « C’est parce que tu
t’rends compte à quel point est rendue cruche, c’est ça », j’essayais
d’expliquer tout en voulant comprendre, riant à moitié. « Faut pas que tu
te laisses bummé par son attitude… »
Il
émit un petit rire, court, mais sans que ce soit par l’impression d’être interrompu
d’une quelconque manière. Sans malice. De sa poche, il sortit un petit couteau
de poche et se mit à aiguiser une branche de bois.
-J’ai
souri, parce que je me suis rappelé la journée que je lui ai faite sa bague. Il
s’arrêta à nouveau, son sourire s’épaissit. Y avait rien de spécial, mais je me
rappelle juste que j’avais passé une bonne semaine, que j’étais à ma place,
dans mon appart, avec ma blonde que j’aimais. Pis aussi qu’au moment où j’ai
commencé à gosser sur la pierre, ya une toune d’Animal Collective qui a parti à
‘radio. C’est juste ça. Je me souviens juste d’une mémoire le fun, de quand
c’était cool avec elle. C’est en masse. Pis, tsé, c’est correct, qui qu’a doit
dater ou non. J’suis pas son pèèère,
haha! À la limite, j’trouve ça cute.
Sa
bonne humeur devint contagieuse, mais je continuais d’être titillé par la
présence de cet intrus qui se tapait vigoureusement ce qu’on pouvait en quelque
sorte considérer comme notre sœur à tous les trois. Philippe a dû voir ma mine
perplexe, m’envoya une autre bouteille au dessus des flammes. « Définissez
votre propre bonheur, les gars. Pas celui des autres. »
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16 mars 2013
7517, L., a.4
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